Initialement publié dans le blog de l’Illustré en novembre 2023
La couleur dans la sculpture en marbre antique
Il y a tout juste quelques jours, en octobre, une découverte a fait la une de la presse mondiale : à l’aide de technologies de pointe, une analyse de certaines sculptures en marbre provenant du Parthénon à Athènes et conservées aujourd’hui au British Museum à Londres, a dévoilé sur la surface de ces chefs-d’œuvre grecs du Vesiècle av. J.-C. des traces de peinture, invisibles à l’œil nu (lien – lien). Les statues antiques d’un blanc immaculé ont-elles pris quelques taches avec le temps ?
Le blanc et l’idéal de la forme
Fig. 1: La Vénus de Milo au Musée du Louvre à Paris
© Dion Hinchcliffe, CC-BY-SA-2.0, (wikimedia commons)
Depuis la Renaissance, le marbre blanc forge l’image de la sculpture en pierre. On pensera ici par exemple au David de Michel-Ange, exposé en 1504 sur la Piazza della Signoria de Florence. Depuis le XVIe et jusqu’au XIXe siècle, des dizaines de milliers de statues en marbre blanc et sculptées par les plus grands artistes ont inondé les parcs publics, les châteaux et les palais, ainsi que les musées. C’est cette même « blancheur éternelle » du marbre qu’on appréciait chez les sculptures antiques que les fouilles en Italie, en Grèce et en Turquie ont mis à jour.
Même si ces statues conservaient parfois des restes de peinture, la préférence portait sur le blanc qui, comme l’écrit Johann Joachim Winckelmann dans son Histoire de l’Art dans l’Antiquité parue en 1764:
« Comme le blanc est la couleur qui réfléchit le plus grand nombre de rayons lumineux, c’est aussi la plus sensible, et un beau corps sera d’autant plus beau qu’il est plus blanc et, s’il est nu, paraîtra plus grand qu’il n’est dans la réalité. »
Des philosophes comme Diderot, Goethe et Herder refusèrent tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle l’application de couleurs à la sculpture. La blancheur du marbre sculpté était considérée comme l’idéal esthétique par excellence, tandis que la couleur était comprise comme un moyen de séduction des sens, un élément irrationnel, déformant l’esprit pur des œuvres.
Une querelle des couleurs
Sir Lawrence Alma-Tadema (1836-1912), Phidias montrant la frise du Parthénon à ses amis (1868), huile sur bois, 72 x 110,5 cm, Birmingham, Museums and Art Gallery. Image libre de droits.
Déjà au XIXe siècle, quelques voix s’opposaient à cette doctrine de la blancheur. Dans son ouvrage Le Jupiter Olympien ou l’Art de la Sculpture Antique, paru à Paris en 1815, Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy constate que les statues antiques avaient perdu avec le temps « leurs teintes légères et les préparations de couleur variée dont jadis on s’était servi, ou pour corriger les imperfections de la matière, ou pour lui ôter la froideur et la monotonie de la pierre blanche, ou pour la préserver des dégradations du temps, ou pour y produire quelque semblant d’illusion (…) ». D’autres chercheurs et artistes le suivent sur cette voie, motivés par des observations faites sur les pièces. Cela vaut également pour les sculptures du Parthénon sur lesquelles on observait déjà au XIXe siècle les dernières traces de la polychromie antique que les nouvelles recherches permettent de détailler. Au milieu de cette « querelle des couleurs » qui va continuer longtemps, le fameux peintre Sir Lawrence Alma-Tadema (1836-1912) illustre sur son tableau « Phidias montrant la frise du Parthénon à ses amis » les figures en relief dans une polychromie éclatante.
Une hypothèse confirmée
Reproduction en plâtre peint d’une Koré de l’Acropole d’Athènes par Émile Gilliéron, vers 1910. Collection des moulages de l’Université de Genève. © Collection des moulages de l’Université de Genève, photo Lorenz E. Baumer
Des nouvelles découvertes comme les sculptures du temple d’Aphaïa qui remontent au début du Ve s. av. J.-C. ou les nombreuses statues de jeunes filles (« Koré ») du VIe s. av. J.-C. qui ont été libérées du sol sur l’Acropole d’Athènes, confirment au début du XXe siècle l’importance de la peinture dans la sculpture grecque. Durant les dernières décennies, les exemples se sont multipliés grâce aux nouvelles technologies qui permettent de rendre visible ce qui a disparu avec le temps.
Pourtant, encore en 2008, la première présentation de l’exposition Bunte Götter au Liebighaus à Frankfurt a choqué un bon nombre de savants aussi bien que le public, en proposant de nombreuses sculptures grecques et romaines dans des couleurs vivantes. La dernière version de cette même exposition que le public pouvait admirer du 5 juillet 2022 jusqu’au 26 mars 2023 au Metropolitan Museum of Arts à New York (lien) a également suscité un grand étonnement dans la presse.
Ce genre de réactions a également eu lieu lors de la petite exposition intitulée « Les couleurs du plâtre. Polychromie et sculpture antique », présentée à l’automne 2015 dans la Salle d’exposition de l’Université de Genève par l’Unité d’archéologie classique du Département des sciences de l’Antiquité. Un compte rendu de l’exposition qui est paru dans la Tribune de Genève constate en novembre 2015:
« Des statues antiques en couleurs ? L’idée nous paraît presque absurde tant on a l’habitude d’admirer le marbre blanc des figures exposées dans les musées. Pourtant, il est depuis longtemps admis qu’à l’origine, ces sculptures étaient peintes, de même que les bâtiments. Avec des couleurs vives et une abondance de motifs, très loin de la sobriété qu’on imagine. »
Les récentes découvertes concernant les marbres du Parthénon ne constituent qu’une parmi de nombreuses autres révélations. Quasiment du jour au lendemain, la sculpture antique devient plus polychrome et fascinante. Cependant, il reste encore du chemin à parcourir avant que le fait qu’une bonne partie de la sculpture antique était initialement peinte, ne soit largement reconnu.
Invité par Eva Saro, Lorenz E. Baumer est professeur d’archéologie classique à l’Université de Genève. Spécialiste de la sculpture antique et de sa réception depuis la Renaissance, il dirige des projets de fouilles et de recherche en Italie et en Grèce. Auteur de plusieurs livres et de nombreux articles scientifiques, il a réalisé depuis sa nomination en 2009 à Genève plus que 30 expositions (lien). L’exposition actuelle « L’objet photographié. L’œuvre photographique de Jürg Zbinden » est accessible jusqu’au 20 décembre 2023: Collection des moulages, 10, rue des Vieux-Grenadiers, 1205 Genève (SIP, Quartier des Bains – en face du MAMCO), horaires: les lundis et mercredis de 10-18h; entrée libre (lien).